Archive des chroniques "Cybernotes de Bertrand Salvas", telles que publiées dans le magazine "Entracte"
de la Chambre des notaires du Québec et autres contributions en droit des technologies de l'information.

Mars 2003 >>> Mon nom est « Boss »... James Boss

Au siècle dernier, des enfants travaillaient dans les mines. Les patrons avaient tous les droits sur leurs employés, sauf peut-être celui de vie et de mort. Et encore, la facilité avec laquelle ils pouvaient imposer des conditions de travail dangereuses à leurs ouvriers le leur donnait presque ce droit. Ceux qui ont eu le grand bonheur de lire Germinal d’Émile Zola, ou qui ont vu sa transposition cinématographique, savent à quel point la vie des gens d’alors était monopolisée par leur travail. À peu près aucun espace n’était accordé à d’autres activités. Nous avons fait beaucoup de chemin depuis, n’est-ce pas ?


Loin de moi l’idée de comparer la situation de nos ancêtres à celle que nous vivons aujourd’hui. Nos sociétés ont fait beaucoup d’efforts pour rétablir l’équilibre. Il arrive même que dans certains cas, le balancier penche maintenant de l’autre côté. Mais les nouvelles technologies de l’information sont quand même venues relancer le vieux conflit entre le droit à la vie privée des employés et le droit de gérance des employeurs. Un patron reste un patron... Il dispose toujours du droit de s’assurer que ses employés font bien le travail pour lequel ils sont payés. Mais l’étendue des moyens utilisés est parfois remise en question si les frontières du droit à la vie privée des employés sont dépassées. Des exemples ? Si vous voulez...

Le cabinet noir

En France, sous l’Ancien régime, tout le courrier était lu par des préposés de l’État. Le service en charge de cette opération, le Cabinet noir, avait pour rôle de référer toute correspondance suspecte au ministère de l’Intérieur afin de déjouer complots et trahisons. Il suffisait d’écrire quelque chose de compromettant sur un ennemi dans une lettre pour le faire mettre sous enquête. Pas étonnant que la Bastille ait toujours affiché « complet ». Le Cabinet noir redirigeait également tous les messages qui dévoilaient des rumeurs croustillantes ou des intrigues de Cour directement au Roi, histoire de satisfaire sa curiosité personnelle sur les activités de ses courtisans. Mais ça, c’est une autre affaire. À moins que…

Le secret des communications écrites est depuis longtemps assuré. Aujourd’hui, une entreprise met presque toujours des adresses de courrier électronique à la disposition de ses employés pour leur permettre de communiquer dans le cadre de l’exercice de leurs fonctions. Mais ces derniers les utilisent souvent à d’autres fins. L’employeur peut-il violer le secret des communications et lire le courrier de ses employés ? Après tout, les messages sont produits et expédiés grâce à ses systèmes informatiques. Mais a-t-il le droit de s’ingérer dans leur vie privée et de lire leurs messages personnels ?

Nous pouvons comparer cette situation à certains cas de surveillance ou de filature d’employés déjà examinés par nos tribunaux. Par exemple, dans le célèbre jugement de la Cour d’Appel, Syndicat des travailleuses et travailleurs de Bridgestone/Firestone de Joliette (CSN) c. Trudeau, la Cour décidait que l’usage de vidéosurveillance pouvait se justifier par des motifs sérieux, si les moyens mis en œuvre étaient raisonnables[i]. Par exemple, un employeur serait justifié de procéder à l’examen des courriels s’il avait des motifs raisonnables de croire que son employé dévoilait des secrets commerciaux ou pratiquait du harcèlement sexuel envers des collègues. Il ne pourrait cependant lire tout le courrier de façon systématique. Dans d’autres cas on a autorisé l’installation de caméras de surveillance pour piéger des employés qui volaient de la marchandise.

Ouvrez l’œil, et le bon !

La tentation doit pourtant être forte d’augmenter le niveau de surveillance. La technologie est en effet prête et très abordable. De nombreux logiciels de surveillance sont disponibles et les publicités de caméras miniatures pullulent sur Internet, et oubliez les mastodontes utilisés par les espions de la série « Mission Impossible ». À peine grosses comme un dé à coudre[ii], avec un émetteur audio/vidéo intégré, ces caméras-espions peuvent facilement renvoyer des images vers le bureau du patron. Les logiciels de capture de clavier sont aussi très en vogue. Il s’agira ici d’un logiciel tout à fait invisible à l’utilisateur d’un poste informatique et qui relaiera vers un autre ordinateur tout ce qui est tapé au clavier. Utilisé en entreprise, de tels logiciels permettent au surveillant de savoir tout ce qui se fait sur le poste du surveillé. D’autres permettent de faire des saisies d’écran du poste sous enquête pour savoir si son opérateur travaille sur les documents de la compagnie ou s’il fait autre chose comme naviguer sur Internet ou s’exercer à ses jeux vidéo préférés. Les commandes d’impression, l’usage des logiciels, les mouvements de souris, tout est répertorié.

Certains logiciels intègrent même toutes ces fonctions dans des analyses de productivité. Tous les renseignements colligés, notamment sur l’usage du clavier et de la souris, le temps consacré à chaque logiciel, ou les sites Web visités, permettront d’établir des statistiques et des graphiques présentant sous forme de pointes de tarte ou de colonnes, l’emploi du temps de chaque employé. Il ne manque, pour compléter le portrait, que la puce électronique logée sous l’épiderme qui suivra l’employé jusque chez lui, à la salle de bain, chez sa maîtresse ou au dépanneur. Tous les abus sont maintenant possibles.

« Mais, je ne le savais pas moi monsieur ! »

D’ici à ce que de tels cas soient soumis aux tribunaux québécois ou que les contrôles appropriés soient mis en place, la prudence reste de mise. En l’absence de convention collective réglant la question, la meilleure façon d’agir pour l’employeur est de dévoiler d’avance à ses employés sa politique et ses pratiques en la matière. Surveille-t-il le courriel ? En quelles circonstances ? Tolère-t-il, et dans quelles limites, l’usage d’Internet à des fins personnelles ? Utilise-t-il des gadgets de surveillance ? L’établissement d’une politique claire en la matière et, au besoin, la signature d’une entente à cet effet avec ses employés, le protégera des recours (à condition qu’il respecte l’ordre public et les droits fondamentaux). Il pourra aussi assainir l’atmosphère de travail de cette façon et éviter que la rumeur publique ne lui prête toutes sortes d’intentions[iii].

Et que devrait faire l’employé ? Il devrait lui aussi rester raisonnable dans son usage du matériel de l’employeur et respecter son devoir de loyauté. Mais il pourrait installer des logiciels qui viendront détecter ou dérouter ceux du patron... Rira bien qui rira le dernier quoi !

Questions ? Commentaires ? Suggestions ? N’hésitez pas à m’écrire!

À la prochaine !




[i] [1999] R.J.Q. 2229 (C.A.).

[ii] Vous ne me croyez pas ? http://www.store.yahoo.com/spyville/submincolvid.html

[iii] Plusieurs articles abordent cette question. Vous trouverez certains détails ici: http://www.barreau.qc.ca/journal/frameset.asp?article=/journal/vol33/no19/congresaap3.html . D’autres détails, et plusieurs références, ici : http://www.grondinpoudrier.com/Publications/Conference/SC00.htm

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